Là-haut, sur mon plateau du Massif Central, les hommes et les femmes avaient le caractère droit et solide, mais aussi. tranchant et rigide comme la dureté du climat et les rocs gelés de cette immensité ingrate. Et je me souviens encore de cette histoire que mon père me raconta dans les années 50 et que tout le monde connaissait au village sans trop oser en parler.
Ils avaient fui la chaude Espagne et les tracasseries de la dictature franquiste contre laquelle toute la famille de Juan avait laissé la vie 15 ans plus tôt. Ils avaient abouti, on ne sait trop comment, à la mi-décembre, dans cette ferme modeste à l'abandon, un peu à l'écart du hameau. Au village, dans le froid tranchant de l'hiver qui sévissait déjà., on ne savait rien d'eux, mais on les vit arriver avec beaucoup de méfiance: elle était beaucoup plus jeune que lui et l'enfant n'osait pas trop approcher Juan. On ne leur parlait pas, mais on les épiait à l'abri. des rideaux et des petites fenêtres complices quand ils s'aventuraient dans le village. Ils étaient " les aoutrès " (les autres) " aquélés qué soun pa d'ici " (ceux qui ne sont pas du pays).
Maintenant, la chape de l'hiver avait enserré plus fort le plateau tout entier que la lumière rasante et teintée de rose ou d'orange des courtes après-midi d'hiver ne parvenait vraiment plus à réchauffer. On ne les voyait plus au village. Seul le bruit courait que Juan avait tendance à trop boire et à devenir violent.
Ce jour là, il avait fait plus froid que d'habitude. C'était maintenant l'heure où le pâle soleil luttait avec peine contre la nuit proche, l'heure où le gel commençait à tout figer, engourdissant la nature et les hommes. Juan, l'homme du Sud, était comme paralysé derrière ces vieux murs que rien ne réchauffait vraiment ,tenaillé encore un peu plus par l'angoisse d'un autre froid intérieur, celui de ses morts passés qui le hantaient. Il avait bu plus que de coûtume et du fond de son désarroi, sur le coup d'une banale réflexion de la jeune femme, une folie furieuse s'empara de lui et il se mit à la battre brutalement. Prise de panique, celle-ci s'enfuit dans la nuit glaciale du plateau qui renferme chacun derrière ses murs.
C'est le facteur qui la retrouva le lendemain matin, à mi-chemin entre sa maison et le village, endormie dans le froid de la mort, un bras tendu en direction du hameau. Avait-elle trop redouté de retourner chez elle? S'était-elle perdue, affolée par l'air glacé et l'immensité noire du plateau à deux pas de sa maison? Avait-elle cherché du secours au village ? Personne ne l'avait entendue ou n'avait voulu l'entendre, attribuant les bruits de la nuit au sifflement de la burle ou au craquement des branches sous le poids du gel.
Quant à Juan, les gendarmes le trouvèrent en même temps que l'enfant pour une fois accroché à son cou. Il était prostré devant chez lui, dans le froid, pleurant toutes les larmes de son coeur glacé. Au village, personne, sans doute plus par mauvaise conscience que par indifférence, ne chercha jamais à savoir ce qu'ils étaient devenus, et seul le vent glacé du plateau s'en fait encore parfois l'écho, quand il vient l'hiver se heurter aux murs et aux fenêtres des plus vieilles maisons.