Quand je retourne au plus fort de l'hiver dans mon village de Lozère, je ne peux m'empêcher de penser à Francis. Tard le soir, dans le hameau endormi et engourdi par le froid, une fenêtre toujours éclairée me rappelle sa présence et un autre hiver.
A l'automne 1950, ses parents l'avaient mis au lycée de Mende, en pension, lui qui n'était habitué qu'a la tranquillité apaisante de sa famille et de son village. Mais en décembre 1956, alors qu'il sortait à peine de l'adolescence, ses parents disparurent prématurément. Il n'eut pas d'autre choix que de laisser tomber les études et de revenir à la ferme pour aider son frère.. Très vite, au village, on se méfia de Francis, on ne lui parla plus beaucoup. Pensez donc, depuis qu'il était revenu du lycée, il tenait des propos incompréhensibles sur l'absurdité de la guerre d'Algérie et il ne mettait même plus les pieds à l'église.
La guerre justement le rattrapa en raison de son âge. En plein cur de l'hiver, il fut appelé sous les drapeaux et dut rejoindre l'atmosphère angoissante de ce pays et de cette sale guerre qui ne disait pas son nom. Mais avant même la fin février, par un jour enneigé, on le revit, rodant à travers les rues du village, l'air hagard. Il boitait douloureusement. On l'évita, on l'épia. Le bruit courut vite qu'il avait sans doute déserté. Personne ne fit le lien avec un attentat sanglant survenu à Alger et largement évoqué par le journal quelques semaines auparavant.
Francis passait son temps à errer dans le village ou à travers le plateau, transi de froid, le regard perdu et interrogateur. Un jour de burle cinglante, un voisin le trouva par hasard dans la forêt, au pied d'un sapin, le corps vivant, mais les yeux et le cur définitivement vides. Depuis cet hiver-là, il reste enfermé chez lui, figé dans un froid intérieur, terrassé par le poids insoutenable de la solitude et de l'incompréhension. Seule cette lumière qui ne s'éteint plus les soirs d'hiver, témoigne encore d'un souffle de vie accusateur auquel personne ne fait plus vraiment attention.