Dès la première rencontre, je suis tombé éperdument amoureux de la sérénité de ce bout de canal, comme d'une amante apaisante aux visages multiples.
Pourtant, chaque fois que je flâne le long de ses berges, un trouble indéfinissable m'envahit immanquablement, car j'y retrouve Jean-Marie. Jean-Marie, je le croise, souvent accroupi au bord de l'eau, comme hypnotisé par celle-ci et insensible à la vie qui l'entoure. Intrigué par ce personnage, j'ai cherché à savoir qui il était et c'est ainsi que j'ai découvert l'implacable absurdité de son passé.
Il n'est guère plus âgé que moi et vit seul au bord du canal. Il occupe une partie de son temps au travail routinier d'éclusier pour les quelques péniches ou bateaux de plaisanciers qui transitent. Ses parents, Pierre et Marie, vivaient déjà ici et gagnaient leur vie de la même façon. Ils étaient nés et avaient grandi entre les deux guerres dans cette région douce et paisible, comme l'eau du canal qui la traverse. Le calme rassurant des eaux, ses couleurs changeantes au gré des saisons, ils avaient appris à l'aimer. Peu à peu aussi, cet amour commun les avait unis, et les vieux du pays se souviennent encore bien de cette noce marchant gaiement le long du chemin de halage par une belle journée de l'automne 1938.
Plusieurs jours de suite, Pierre et Marie profitèrent de la tiédeur des fins d'après midi pour s'isoler dans quelque recoin des berges accueillantes. Et la vie s'écoula paisible à de longues promenades main dans la main et au travail de l'écluse.
Peu de temps après la naissance de Jean-Marie, à l'automne 1939, leur univers bascula absurdement. Le départ du père pour le front sépara les deux amants, laissant Marie désemparée, face à ce vide angoissant qui s'ouvrait tout à coup. Les journées passèrent : à l'écluse, Marie continuait le travail, mais on la voyait de plus en plus passer de longues heures au bord de l'eau, comme pour essayer d'y lire l'image de son homme qui était parti.
Et puis, après de nombreuses et longues semaines où elle
n'eut pas de nouvelles, on vint l'avertir sans ménagement : elle
ne reverrait plus Pierre, tombé quelque part là-bas dans
la Somme. Alors, au fil des mois, Marie perdit pied complètement
et se laissa couler dans son chagrin. On la croisait souvent, le regard
lointain, gémissant dans son monde intérieur, marmonnant
on ne sait quelle vague question. Jean-Marie qui grandissait, découvrait
peu à peu et sans comprendre l'angoisse d'une mère à
laquelle il tentait de s'accrocher en vain.
Un jour de 1945, alors que tout le monde ne parlait plus que de paix
retrouvée, d'amis juifs qui rentraient étonnés
d'avoir échappé à l'horreur d'Auschwitz, la douleur
de Marie fut la plus forte : elle crut que l'eau du canal pourrait apaiser
son intolérable angoisse de solitude en l'unissant à son
homme mort. La disparition de la mère acheva de bouleverser l'enfant.
Dans son univers sans réponse, il parvint seulement à
verser quelques larmes. Elles se perdirent bien vite dans le canal devenu
impassible et à nouveau lumineux, puis changeant au gré
des jours et des heures. Et les mois et les années passèrent
Jean-Marie s'était mis au travail d'éclusier, mais pour lui, le temps s'était figé. Jamais il ne devint ce que la douceur du canal et de sa vie naissante pouvait lui laisser espérer
Si vous le croisez un jour, connaissant son histoire, vous comprendrez mieux son mutisme impassible et son regard perdu accroché au canal. Vous vous rappellerez la douceur d'une vie qui ne demandait qu'à s'épanouir et qui a été anéantie par la bêtise absurde des hommes. Vous vous laisserez peut-être aussi toucher comme moi par le miroir apaisé du canal et les murs silencieux de la maison somnolant au bord de l'écluse, seuls souvenirs du bonheur perdu de Jean-Marie.