Là-bas, tout au bout de notre vieux continent, dans cette île où finit la terre, aucun visiteur ne peut ignorer ces maisons caractéristiques blotties au coeur du bourg ou parsemées sur la lande. Il faut pourtant beaucoup de patience à les regarder et les écouter pour comprendre qu'ici le temps s'est écoulé comme nulle part ailleurs, pour y voir autre chose que du folklore. Il ne reste guère que ces maisons, avec l'évolution du temps présent, pour nous faire comprendre qu'à Ouessant, on vit.
Elles seules en effet se souviennent de ces hommes et de ces femmes de la mer, fiers et courageux qui les ont modelés avec patience et ténacité, jour après jour, année après année, infimes vaisseaux de granit ou de pierre colorés sur fond d'océan.
Elles seules se souviennent de ces hommes et de ces femmes qui y ont vécu au rythme des saisons et du climat insulaire tenaces et réguliers... Leurs murs gardent l'odeur de la terre et de la bruyère qui sèche, puis refleurit inlassablement chaque été, en jetant des tâches de lumière sur la lande pâle... Ces mêmes murs gardent aussi en mémoire les caprices répétés de la mer d'Iroise, avec les embellies succédant aux embruns, les mortes-eaux ou le soleil généreux, suivant les coups de vent ou les brumes tenaces.
Elles seules parfois se souviennent, à l'abri et à l'insu même du passant, de la détresse d'un passé douloureux. Dans cette île de marins, terre de sombres légendes et d'écueils malfaisants, elles ont souvent connu le déchirement d'un bateau qui se brise sur les rochers, en pleine tempête, ou la douleur d'un foyer frappé par la disparition d'un homme en mer. Les vitres et les volets cachent un chagrin de veuve éplorée et pudique.
Elles se souviennent aussi de ces envahisseurs venus du continent, et qui, à la belle saison, depuis déjà pas mal d'années, débarquent en terrain conquis, au petit matin, chaque fois un peu plus nombreux. Etonnés et craintives, elles ont ouvert leurs portes à certains. Les autres, elles les ont regardés passer, conquérants ou curieux, bruyants ou discrets, désertant l'île avant le soleil couchant.
Une fois les touristes partis, avec la solitude retrouvée, avec le bercement sans fin de la houle ou les coups de boutoir des vagues, avec les appels lointains ou proches des goélands, les maisons retrouvent leur isolement et leur sérénité, à l'écoute du temps qui passe. Elles redeviennent un peu leur propre passé dont elles se veulent l'un des seuls vestiges.
Et moi, je ne peux pourtant m'empêcher d'en garder le souvenir fidèle : elles sont le témoignage vivant du passé de l'île d'Ouessant, où l'homme a façonné sa vie avec ses joies, ses peines et ses craintes, d'une façon différente de la mienne, avec les impératifs d'un temps immuable mais varié, avec les joies et les peines d'un milieu hostile et attachant qui a forgé leur cadre, leur habitat et leur comportement, marin du coeur et des rêves, simple touriste comme les autres, qui n'a fait que croiser le regard de ces dernières maisons de la mer, défi au temps et à l'espace.